mardi 10 janvier 2012

Kazuo Ishiguro, Auprès de moi toujours, page 416.

"C'est très intéressant. Mais je ne lisais pas plus dans les pensées alors qu'aujourd'hui. Je pleurais pour une raison tout à fait différente. Quand je vous ai regardé danser ce jour-là, j'ai vu autre chose. J'ai vu un nouveau monde arriver rapidement. Plus scientifique, efficace oui. Plus de traitements pour les anciennes maladies, très bien. Mais un monde dur, cruel. Et j'ai vu une petite fille, les yeux hermétiquement fermés, tenant contre sa poitrine le vieux monde généreux qui - elle le savait au fond de son coeur - ne pourrait pas demeurer, et elle le tenait et suppliait : auprès de moi toujours. C'est ce que j'ai vu. Ce n'était pas vraiment vous, ni ce que vous faisiez, je le sais. Mais je vous ai vue et ça m'a brisé le coeur. Et je n'ai jamais oublié."
Puis elle s'avança, pour ne s'arrêter qu'à un ou deux pas de nous. "Vos histoires, ce soir, elles m'ont touchée aussi." Elle regarda Tommy et posa de nouveau les yeux sur moi. "Pauvres créatures. J'aimerais pouvoir vous aider. Mais maintenant vous êtes tout seuls."
Elle tendit la main, sans cesser de fixer mon visage, et la posa sur ma joue. Je sentais un tremblement parcourir son corps, mais elle laissa sa main là où elle était, et je vis de nouveau des larmes apparaître dans ses yeux.
"Pauvre créatures que vous êtes", répéta-t-elle, presque en un murmure.